On entend souvent parler des grands projets d’ingénierie, des locomotives qui ont changé le paysage québécois et du rôle stratégique du chemin de fer dans l’économie… Mais rares sont les histoires de ceux qui ont posé les rails, à la sueur de leur front.
Aujourd’hui, rendons hommage à ces bâtisseurs un peu oubliés, sans qui nos trains seraient probablement encore à l’arrêt.
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Quand poser des rails voulait dire risquer sa peau
Construire un chemin de fer au 19ᵉ siècle, ce n’était pas simplement une affaire de marteaux et de clous. C’était un travail de forçat, mené dans des conditions extrêmes, avec peu de répit et encore moins de reconnaissance.
Les journées commençaient à l’aube, parfois avant le lever du soleil, et s’étiraient jusqu’au crépuscule. Sous la pluie, dans le froid, ou écrasés par la chaleur, les hommes maniaient pelles et pics, transportaient des rails pesant des centaines de kilos, et manipulaient de la dynamite à mains nues, sans casque ni gants.
Les blessures étaient fréquentes. Les congés, inexistants. Et les salaires ? Souvent à peine suffisants pour nourrir une famille. En 1878, certains travailleurs de chantiers réclamaient tout juste un dollar par jour – et devaient se battre pour l’obtenir.
Le terrain lui-même ajoutait sa dose de danger : forêts denses à traverser, marécages imprévisibles, montagnes à entailler à la dynamite. L’hiver transformait les rails en pièges de glace, et l’été les rendait brûlants au toucher. Les hommes dormaient souvent dans des baraques de fortune, où l’humidité et les maladies faisaient partie du décor.
Et pourtant, malgré tout ça, ils continuaient. Parce qu’il fallait faire vivre les leurs. Parce qu’un emploi, aussi pénible soit-il, valait mieux que rien. Et parfois, parce qu’un brin de fierté les poussait à aller jusqu’au bout — un clou à la fois.

Les invisibles du rail : une armée sans uniforme
Sur les chantiers ferroviaires, ce n’était pas une armée de soldats… mais presque. Une foule d’hommes venus des quatre coins du Québec, et parfois bien au-delà, marchaient côte à côte sur la poussière des futures voies ferrées, marteau sur l’épaule et boue jusqu’aux genoux.
Il y avait là des cheminots francophones, habitués aux hivers longs et aux terres dures, qui prêtaient main-forte entre deux saisons de récolte. Des Irlandais, fuyant la misère et les famines, embauchés pour quelques sous. Des Écossais aussi, plus rares, mais également prêtant main forte. Et surtout, dans l’ouest du pays, de nombreux travailleurs chinois, assignés aux tâches les plus risquées, comme le dynamitage de parois rocheuses. Moins visibles au Québec, ils ont tout de même marqué certains projets plus ambitieux du réseau canadien.
Tous ces hommes — et parfois, plus discrètement, leurs familles — formaient une mosaïque humaine inégale. Les Canadiens français pouvaient vivre à proximité de leurs proches dans de petits hameaux, parfois même élever leurs enfants sur place. À l’inverse, les ouvriers chinois vivaient isolés, entre compatriotes, dans des baraques de fortune, renvoyant une partie de leur paie à leurs familles restées en Chine.
Parmi tous ces travailleurs d’ici et d’ailleurs, certains avaient des compétences précieuses : un mécanicien de locomotive, un charpentier, un contremaître avec une once d’instruction de plus. Mais la majorité trimait sans diplôme, avec leurs bras pour seuls outils, et la certitude que sans eux, aucune voie ne tiendrait.

Portraits oubliés : l’histoire des travailleurs italiens
Parmi les silhouettes penchées sur les rails, une autre communauté allait marquer discrètement le paysage ferroviaire canadien : les travailleurs italiens. Ils arrivaient par centaines, au tournant du 20ᵉ siècle. Originaires surtout du sud de l’Italie, beaucoup fuyaient la pauvreté, rêvant d’un avenir plus stable, ne serait-ce que pour quelques années. Vous savez, l’American Dream ne date pas d’hier…
Mais le rêve se heurtait souvent à une réalité bien plus dure. Ces hommes étaient recrutés par des padroni, des agents de recrutement qui leur promettaient un emploi garanti en échange d’une commission. L’un des plus connus, Antonio Cordasco, opérait à Montréal au nom du chemin de fer Canadien Pacifique. Officiellement, il aidait ses compatriotes à trouver du travail. Officieusement, il en profitait pour gonfler les prix des outils, imposer des frais de logement et de nourriture, et entasser parfois plus d’hommes que le chantier n’en demandait.
En 1904, la situation devient critique. Plus de 600 travailleurs italiens se retrouvent sans emploi, sans logement et sans un sou. Des hommes livrés à eux-mêmes dans une ville étrangère, désorientés et affamés. Le maire de Montréal, Hormidas Laporte, tire alors la sonnette d’alarme dans une lettre au premier ministre Wilfrid Laurier, dénonçant cette « situation désespérée » et craignant que la misère ne pousse ces hommes à la violence, simplement pour survivre.
Et pourtant, malgré les abus et les humiliations, plusieurs d’entre eux s’accrochent. Certains réussissent à économiser assez pour faire venir leur famille. D’autres ouvrent des petits commerces, ou se regroupent dans des quartiers devenus, avec le temps, des symboles d’identité — comme la Petite Italie à Montréal.

Et aujourd’hui ? On en parle peu, mais on roule toujours dessus
À travers la poussière, le froid mordant, les journées sans fin, ce sont les efforts silencieux de milliers de travailleurs qui ont tracé les veines du Québec moderne. Ce sont eux qui ont cloué, creusé, posé et entretenu, souvent au prix de leur santé, parfois de leur vie. Grâce à eux, des villages jadis isolés ont été connectés au reste du pays. Grâce à eux, des marchandises ont circulé, des familles ont voyagé, des villes ont prospéré.
On ne trouve pas leurs noms dans les livres d’histoire, mais leur héritage ne peut pas être oublié. Dans les rails qui traversent encore nos villes, dans les trains de plusieurs kilomètres qui transportent nos marchandises, ils ont laissé leur empreinte.
Alors la prochaine fois que tu montes dans un train, ou que tu croises ces rails un peu rouillés sur une route de campagne, pense à tous ces hommes qui ont rendu le voyage possible. Ils n’attendent pas de remerciements — juste qu’on ne les oublie pas.
Ils ont construit nos chemins de fer, souvent au péril de leur vie — des milliers d’ouvriers invisibles sans qui le Québec moderne ne roulerait pas aussi loin. 🚂Partager cette trouvaille!Partager!Envoyer par courrielEnvoyer!